L’homme avait une manière particulière d’ouvrir avec de grandes précautions l’emballage de son morceau de sucre. Attablé dans cette brasserie du Chatelet, ouverte sur les quais de la Seine, d’un geste mesuré, il dépliait avec lenteur cette fine protection pour ne pas la déchirer. Puis, comme s’il voulait repasser ce petit morceau de papier il passait avec répétition la main dessus pour aplanir cette fine papillote.
Mais ce n’était pas tout. Tenant cette fine feuille de papier dans la main, il la lâchait à mi-hauteur, levant légèrement le coude pour la voir virevolter et tomber en tourbillonnant sur sa table. Comme si sucrer son café était l’occasion de revérifier la loi de la gravitation, pourtant découverte à la fin du 17 ème siècle par Newton. Après plusieurs tentatives, ou la feuille lâchée, atterrissait sur la table comme un parachutiste touche le sol un jour de grand vent, avec un air un peu absent, il prit le morceau de sucre qui était resté dans la sous-tasse et le fit glisser dans son café.
2 à 3 personnes étaient venues s’attabler autour des tables en bois foncé ou café, thé, demi de bière et verre de vin blanc, formaient le large éventail des boissons qui rassasiaient les gosiers assoiffés. On était en fin de matinée et habitués ou touristes étrangers, personnages rares en ce moment, venaient faire une pause dans ce symbole de vie à la française. Les vieilles photos 1900, les couleurs faussement patinées, quelques livres abandonnés sur une étagère, des luminaires en forme de grappes de raisin, donnaient un charme factice à ce débit de boisson ou la Licence 4 côtoyait un menu du jour ou le classique l’emportait. Cette brasserie bon chic bon genre, faisait face à un musée qui siégeait sur l’autre rive de la Seine.
S’invitait aussi dans cette brasserie parisienne, un coup de vent, échappé du fleuve tout proche, qui souleva la petite feuille de papier, échantillon de laboratoire, sujet de thèse de la pesanteur, pour la faire voleter dans la salle et atterrir à mes pieds.
Je la ramassais, me levais et avec un sourire m’approcha de l’homme qui jouait les chercheurs et lui tendit son échantillon si précieux.
« Merci » me dit il, en me rendant mon sourire, « je voulais recréer une expérience que j’ai vécu ce matin dans le théâtre voisin« .
« Dans le théâtre du Chatelet ?« , « Quelle expérience avez vous vécu ?« dis-je en restant debout de peur de m’imposer.
« Une histoire de ouf » me dit il d’une voix basse. « Lors des répétitions du spectacle théâtral, il y a un moment ou il m’est arrivé un truc que je n’arrive pas à comprendre. En tant qu’assistant du metteur en scène, j’étais sur un escabeau pour finaliser les décors pendant ces répétitions. Je me penche pour ajuster la lourde étoffe qui compose le long rideau qui ferme la moitié de la scène, je me penche, …trop … je vais tomber et là… je ne tombe pas, je suis comme porté par l’air, en suspension, tenu par une main invisible. »
« Quelle est la pièce qui est jouée ? » dis je, circonspect et un peu incrédule
« Une adaptation d’une pièce antique issue d’un texte de Pétrarque dont est extrait un poème dédié à une femme qui se prénomme Laure. »
« Et vous ne touchiez plus le sol ? » ajoutais-je pour être sûr d’avoir bien compris. L’homme était jeune, habillé avec un goût certain de l’élégance, veste en tweed de bonne coupe sur un pull de cachemire, lunettes d’écaille. Sur la table à coté de son carnet de notes était posé un Meisterstück doré de bonne facture et clairement le café qui était devant lui semblait bien être la première boisson de sa matinée.
« J’étais comme en apesanteur au dessus de la scène. J’ai raconté cela à la comédienne qui était à ce moment dans le théâtre. Elle m’a souri, avec gentillesse. Je croix qu’elle m’a pris un peu pour un fou.«
« Je comprend qu’il y a un peu de quoi. Cela a duré longtemps ? »
« J’ai réessayé plusieurs fois. C’était complètement enivrant et addictif. Le plus étrange c’est que j’ai l’impression que cela se passait lorsque cette voix féminine particulière emplissait la scène. C’était une voix de femme, douce et posée. Je pouvais quitter mon escabeau, marcher dans l’air, m’allonger à 2 mètres du sol comme sur un canapé mais sans sofa, flotter et danser dans l’air. C’était une sensation incroyable, j’évoluais comme dans du coton, escaladant l’espace, faisant de l’air une nouvelle planète ou je pouvais me déplacer comme je le voulais. C’était grisant. Je me disais que je jouais dans Gravity sans aucun fond vert alors que j’étais sous les ors du Chatelet. J’ai changé de monde pendant un moment grâce à cette voix féminine, enveloppante, harmonieuse, qui me transportais. Cette voix était magique« .
« Tiens, d’ailleurs, voici la comédienne avec qui j’ai évoqué cette sensation tout à l’heure. Elle va encore se moquer de moi. »
« Alors je vous laisse, bon courage et laisser vous encore flotter » lui dis je avec un petit sourire. Mon coté rationnel ne trouvait aucune explication à cette évocation, quoique l’expérience, me semblait enivrante, plus époustouflante qu’un saut en parachute, sans parachute.
Je retournais à ma table ou m’attendais mon café. La jeune femme était entrée, ses cheveux fins de couleur blé blond, attachés formaient un léger chignon, un joli sourire qui à lui seul faisait flotter dans l’air de douces ondes se découvrait alors qu’elle retirait son masque . Habillée avec simplicité, la quarantaine soyeuse, elle dégageait un charme féminin ou rondeurs et gestes graciles, lui donnaient l’allure d’une déesse très charnelle.
Une fois installée, légèrement penchée en avant, ses yeux et ses sourcils parfaitement dessinés, elle se mit à parler au jeune homme d’une voix douce que j’entendais à peine de ma place, même si ma curiosité aiguisait mon ouïe. Sa voix était posée, son élocution satinée, sans à-coups, les mots traversaient l’air comme un oiseau, porté par le vent sans bouger les ailes. L’assistant réalisateur semblait subjugué.
Je dépliait à mon tour avec précaution l’emballage de mon morceau de sucre et le laissait glisser dans mon café.
Soudain, je me figeais…
Regardant ma tasse de café, jetant un regard sur la jeune femme qui parlait toujours de sa douce voix, ce que je voyais était irréel. Le morceau de sucre restait immobile…. en suspension, au dessus du breuvage, flottant dans l’air. Newton aurait fait une crise cardiaque s’il avait vu cela et se serait mis à détester les pommes.
Autour de moi, tout semblait flotter dans cette brasserie, de la petite cuillère au serveur, comme soulevé et transporté par la douceur du timbre de cette voix féminine qui s’adressait toujours à l’assistant.
C’était elle la voix magique !