Il était une fois…. Jenny Sacerdote. Ce nom est celui d’une femme, qui a créé une maison de Haute Couture au début du 20 éme siècle. La Haute couture est aujourd’hui une notion qui s’est un peu diluée dans celle du luxe. Mais la France a toujours été une terre d’accueil pour les esprits créatifs qui d’un coup de ciseau savaient modeler leurs idées en tenues et robes élégantes.
Une des preuves fut l’extraordinaire exposition de la fondation Azzedine Alaïa au Palais Galliera en 2023, nommée « Azzedine Alaïa Couturier Collectionneur » qui présentait 140 modèles, une courte sélection parmi les 20 000 trésors que possède cette fondation, fantatisque patrimoine. Cette exposition permettait de découvrir des couturiers dont certains étaient inconnus ou avaient glissé dans l’oubli.
Si je cite Charles Worth, Jean Patou, Paul Poiret, Madeleine Vionnet, Madame Grés, ou Cristobal Balenciaga, j’imagine voir des mains se lever, mais si je cite les noms de Paquin, de Callot Soeurs, Maggy Rouff, Robert Piguet, Jenny, Dessés ou Lucien Lelong, seuls quelques fans de l’histoire de la mode ont encore le bras levé. Alors ceux d’Adrian, de Claire McCardell, de Lucille Manguin, de Boué Soeurs ou de Jacques Griffe, laissent tous les bras ballants.
C’est pourquoi retrouver les traces de la vie de Jenny Sacerdote, dite Jenny, est une tâche importante, réalisée par l’autrice Anne V. Bordure qui a remis cette femme couturière et femme d’affaires dans l’actualité au début de l’année 2024 grâce au livre qu’elle lui a consacré.
Jenny, ou l’indépendance dans le monde de la Haute Couture
A part peut-être Rose Bertin, Jeanne Lanvin, Chanel et Elsa Schiaparelli, toutes encore dans les mémoires ou dans les bibliothèques, d’autres femmes, telle Jenny, ont eu une importance majeure dans la mode et son évolution au début du 20 ème siècle.
Jenny, de son vrai nom Jeanne, Adèle, Bernard (1868-1962), est une grande couturière française. Figure majeure de l’entre-deux-guerres, pionnière dans bien des domaines, combative et féministe avant l’heure, elle révolutionna la mode par son approche artistique, mais aussi technique et colorimétrique. Elle est l’une des toutes premières femmes en France à être nommée chevalier de la Légion d’honneur. Proche des artistes, et considérée elle-même comme une artiste, Jenny est à la tête, entre 1909 et 1948, de l’une des maisons de Haute Couture les plus en vue de son époque. A la fois créatrice, dirigeante, femme et muse, elle habille notamment Eve Lavallière, Réjane, Suzy Solidor, Arletty mais aussi la soeur et la mère de Fred Astaire, Mary Pickford ou encore la comtesse Greffulhe, la Begum Om Habibeh Aga Khan, sa majesté la reine d’Egypte, l’Impératrice du Japon.
Jenny traverse les deux guerres avec honneur et courage au service de la France. Deux fois mariée et deux fois divorcée, sans enfants, Jenny se consacre à sa maison de couture qu’elle mène avec le plus grand respect de ses clientes et de ses mille ouvrières.
Qualifiée par Vogue comme la prescriptrice de théories générales et la maîtresse du goût, elle est à l’origine de nombreuses coupes et méthodes encore utilisées de nos jours. Une Idée de Jenny est un livre très complet sur cette époque, à la fois lointaine et proche, qui relate l’épopée d’une artiste française, dirigeante de sa maison de couture de 1909 à 1948, qui n’abdiqua devant rien pour aller jusqu’au bout de ses rêves dans une société dirigée par le Code Civil napoléonien.
Un livre enquête pour mettre en valeur cette femme authentique créatrice et chef d’entreprise
C’est après une enquête historique de cinq ans, en collectant près de 500 articles de presse, documents administratifs, procès verbaux et témoignages familiaux, qu’ Anne Vogt-Bordure a finalisé cette biographie sur Jenny Sacerdote, 2e femme en France à recevoir la légion d’honneur pour ses services rendus à la couture. Née de père inconnu à Périgueux, elle n’a pas oublié le territoire d’ou elle est issue et sa réussite lui a permis de revenir sur ses terres natales pour acheter et restaurer le château de Château-l’Evêque, célèbre entre autre pour ses roses dont elle fut la propriétaire entre 1923 et 1936.
C’est un ouvrage qui est un intéressant survol de cette période, avec des photos de modèle, mais également des documents administratifs qui sont instructifs sur les lois en vigueur à l’époque, le poids d’une législation qui entravait plus particulièrement la population féminine et sur l’évolution de cette société en ce début de 20 ème siècle, qui nous semble parfois si ancien, mais qui recelait les prémices d’un monde que l’on connait aujourd’hui.
On y découvre tout au long de cet ouvrage qui présente une aventure romanesque au sein du monde de la mode, une vision forte de la créatrice, orientée au profit des femmes, dotée d’un esprit ouvert sur les nouvelles tendances et un ode à l’initiative quelque soit son âge.
- Les corsages sont plats, étendu sur la poitrine et les jupes en droit fil. Les robes sont simples et dépourvues de garniture. Jenny fait presque abstraction de la silhouette bouffante au profit de ligne. Ces col-écharpes sont extrêmement apprécié à un moment où la vie doit être facilité ou le métro et ses courants d’air remplacent pour beaucoup la confortable limousine [page 81].
- Le nom de Jenny et sur toutes les bouches lorsque l’on parle de nouveautés à Paris commente The Delineator. Son succès dit-on tient à ses coupes si bien conçues que presque toutes les femmes pourraient les porter, car elle dissimule à la fois les formes disgracieuses et mettent en valeur les courbes heureuses [page 106]
- Jenny s’intéresse à toutes les femmes, à toutes les morphologies et à toutes les pratiques de la vie moderne. Elle décline des astuces pour habiller les silhouettes les plus minces comme les plus petites car elle défend les extrêmes. [page 109 ]
- Elle a 53 ans en 1921 quand elle crée un costume qui s’appelle l’Airplane Costume qui protège les chevilles, le cou et les mains et qui est dédié au voyage en avion [page 112]
- Jenny à 60 ans est adoptée par les reines, les impératrices, les princesses et comtesses. Son succès auprès des mondaines, des artistes et des vedettes, sans compter les sportives et autres aventurières, l’amène à concevoir plus de 600 modèles par an [page 197 ]
- Jenny raconte aussi comment se passe la naissance d’ une robe: Ce n’est pas ce que vous croyez, un modèle nouveau ne jaillit pas soudainement de nos cerveaux. Il est toujours le fruit de long et laborieux tâtonnement, de multiples essais. Une mode ne s’établit jamais par un changement brusque, il faut habituer l’œil, on modifie une forme déjà adoptée, on la perfectionne encore la saison suivante, on ajoute un détail. Nous prenons à 1000 sources diverses nos inspirations. Il arrive parfois que la cliente elle-même, au moment de l’essayage, nous suggère une directive intéressante que nous adoptons volontiers [page 208]
- Lors de ses 65 ans, on est en 1933, Jenny persiste dans son combat féministe et conçoit une nouvelle manière d’enfiler les robes par le cou. Cette révolution de l’habillement féminin, vers une autonomisation de la femme fait que celle-ci peut désormais se vêtir tout simplement en passant son vêtement par le haut. [page 232]
L’autrice a trouvé aussi ses motivations en Dordogne
L’autrice Anne Vogt-Bordure est d’origine alsacienne, avec un père né en Dordogne en pleine Seconde Guerre mondiale. C’est par un hasard géographico familial qu’Anne Vogt-Bordure retrouve la trace de Jenny Sacerdote à Périgueux. Ayant travaillé sur les trajectoires de reconnaissance des artistes femmes, l’histoire de Jenny intrigue Anne qui débute des recherches par amusement tout d’abord, mais se passionne rapidemment pour la vie de cette héroïne des temps modernes. Elle poursuit alors des recherches minutieuses, et se lance dans une véritable enquête historique qui durera cinq années.
Diplômée d’un DEA en Civilisations et d’une formation à l’EHESS en sociologie, elle reconstitua le parcours de Jenny Sacerdote depuis sa naissance à Périgueux jusqu’à son décès à Nice, en collectant de nombreux articles de presse, documents juridiques, contrats et procès, archives personnelles et témoignages familiaux.
Lorsque Germaine de Beaumont écrivait au sujet de Jenny Sacerdote pour Le Temps en 1933 : « il y a une rose Jenny, et le rose Jenny, double gloire qui se rira des siècles », qui pouvait alors imaginer que l’oeuvre de cette immense couturière serait à ce point oubliée par l’histoire ? Et pourtant, aujourd’hui, des créations de Jenny, robes et manteaux, sont présentes dans les plus grandes collections des musées du monde entier.
Le livre Une idée de Jenny est publié aux les Editions Récits qui diffusent des récits de vie, des témoignages, biographies et romans autobiographiques.
La Suite Jenny Sacerdote : un nouvel hommage pour Jenny Sacerdote depuis 2018
Anne Vogt-Bordure a décidé de suivre sa passion pour cette personnalité. Voulant aller au-delà de la collecte d’archives, elle a souhaité faire revivre les modèles d’après les patrons qu’elle a rassemblés. Ainsi des modèles de Jenny Sacerdote ont retrouvé vie, en privilégiant les circuits courts, utilisant des stocks de tissus dormants et en employant des couturières parisiennes, le tout intégralement fabriqué à Paris.
Grâce à Anne Vogt-Bordure et la création de la maison de couture La Suite Jenny Sacerdote, Jenny ne tombe pas dans l’oubli. et aujourd’hui, La Suite Jenny Sacerdote est membre de la Fédération Française de la Couture sur-mesure.
Robert Piguet le Suisse qui a donné un coup de main à la mode française
Robert Piguet fait aussi partie des oubliés de la mode française, ce qui ne serait pas forcément pour déplaire à ce Suisse protestant qui aimait la discrétion. « Le cygne noir de la mode française », m’a dit un jour Hubert de Givenchy qui comme Christian Dior a connu ses premières années dans cette maison de couture. Il a aussi aujourd’hui un ouvrage qui lui est consacré pour lui attribuer cette part de reconnaissance qui lui revient qui a été publié en 2015. Il a eu également les honneurs de participer à l’exposition de la mode des années 50 au Palais Galliera fin 2014, et bien sûr à celle de la passionnante exposition Fashion Mix fin 2014, prolongée en 2015. Il avait toute sa place au coté de ces créateurs étrangers qui ont fait comme lui de la place de Paris une grande place de la mode.
Les créations de Robert Piguet étaient d’alleurs présentes lors de l’exposition Azzedine Alaïa Couturier Collectionneur et sa place n’était pas oubliée dans la série C.Balenciaga sur Disney+, tout comme à la Galerie Dior.
Ce livre Une idée de Jenny est une manière de découvrir comment la Haute Couture a pris ses titres de noblesse au début du 20 ème siècle. Pour compléter cette vision, on peut lire également avec intérêt « Haute Couture » un ouvrage qui révèle la vie de Madame Colette. Elle nous raconte plus de 50 ans de sa vie professionnelle dans l’univers de la Haute Couture, en tant que première d’atelier aux côtés de grands couturiers tels que Mademoiselle Chanel, Karl Lagerfeld, Hanae Mori, Hubert de Givenchy, Alexander McQueen, John Galliano ou encore Yves Saint-Laurent. Donc une période qui suit celle de Jenny Sacerdote. Une manière de continuer le voyage, puique madame Colette, elle, va se retrouver « au coeur de maison ou l’histoire de la mode va vivre la plus grande révolution de la fin du 20ème siècle« .