On ne va pas se mentir, la plus belle des fashion week est là, au Palais Galliera (jusqu’au 21 janvier 2024) et elle dure 2 mois. Comment Azzedine Alaïa met une claque aux institutions muséales ou autres, avec sa merveilleuse collection qui couvre tout le champ des possibles de la mode féminine jusqu’à une période récente.
Il faut reconnaitre que quand on possède plus de 20 000 pièces, témoins de l’art de ses prédécesseurs, depuis la naissance de la haute couture à la fin du xixe siècle jusqu’à certains de ses contemporains, en présenter 140, reste, au delà de l’étape du choix des modèles, assez facile. Azzedine Alaïa est ainsi le plus grand collectionneur de pièces de couturiers parmi les plus prestigieux : Worth, Jeanne Lanvin, Jean Patou, Cristóbal Balenciaga, Madame Grès, Paul Poiret, Gabrielle Chanel, Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli, ou encore Christian Dior… La création contemporaine est représentée par des pièces de Jean Paul Gaultier, Comme des Garçons, Alexander McQueen, Thierry Mugler ou encore Yohji Yamamoto…
Réunissant près de 140 pièces parmi les plus exceptionnelles, le parcours de l’exposition retrace l’histoire de cette inestimable collection qu’Alaïa a constituée dans le plus grand secret et qui n’a jamais été dévoilée de son vivant, en France comme à l’international.
« Depuis de nombreuses années, j’achète et je reçois les robes, les manteaux, les vestes qui témoignent de la grande histoire de la mode. C’est devenu chez moi une attitude corporative de les préserver, une marque de solidarité à l’égard de celles et ceux qui, avant moi, ont eu le plaisir et l’exigence du ciseau. C’est un hommage de ma part à tous les métiers et à toutes les idées que ces vêtements manifestent. » – Azzedine Alaïa.
Paul Poiret (1879-1944) occupe une place de choix dans les collections rassemblées par Alaïa. Ses créations des années 1910, qui libèrent les femmes du corset et s’inspirent de la mode Empire, celles des années 1920, où résonne l’exotisme à la mode, côtoient des vêtements d’enfant et des pièces textiles. D’autres vêtements ayant appartenu à son épouse Denise Poiret, dont la veste Moscovite, permettent de reconstituer la garde-robe portrait d’une femme aux avant-gardes de son époque.
En 2005, Alaïa exprima l’admiration qu’il portait pour Poiret en accueillant une exposition-vente historique au sein même de sa maison, souhaitant célébrer le rapprochement de l’art et de la mode qu’avait opéré tôt Poiret, un couturier inspiré par les folklores du monde et par l’orientalisme, le détournement et même le recyclage avant l’heure des matériaux.
Dans les années 1980, Azzedine Alaïa fit beaucoup pour la reconnaissance et l’appréciation de Madeleine Vionnet (1876-1975), couturière des années 1920 et 1930, dont seuls se souvenaient quelques historiens. Il initia entre autre en 1991 la première exposition d’envergure consacrée à la couturière à Marseille. Appréciée pour sa grande technicité, Madeleine Vionnet exerçait une fascination sur Alaïa qui, toute sa vie, secrètement, souhaitait se mesurer à elle. Les robes qu’il possède de Vionnet sont des aveux de techniques : en mousseline ou en tulle arachnéen, en velours dévoré ou en crêpe, elles illustrent l’étendue des connaissances de la couturière.
Jeanne Sacerdote, dite Jenny (1872-1962), formée chez Paquin, inaugure sa maison en 1909. Elle est connue pour ses robes du soir à danser qui entretiennent l’idée d’un luxe discret. Ses ensembles de jour et de sport allient confort, rigueur de coupe et avant-garde des motifs. Jenny habille de nombreuses personnalités, comme la comtesse Greffulhe, Réjane, Elvire Popesco ou la joueuse de tennis Suzanne Lenglen. Aujourd’hui certaine passionnée, tente de faire revivre cet esprit et ce style.
Jeanne Paquin (1869-1936) créé sa maison de mode en 1891 rue de la Paix, à Paris. Elle surprend par ses intuitions commerciales hors du commun, multipliant les succursales dans le monde. En 1936, Ana de Pombo assure la direction artistique de la maison. De Pombo excelle dans les coupes aux lignes caressantes et dans les vestes savamment structurées. Ce sont les modèles de cette période que semble avoir voulu collectionner Alaïa en priorité.
Adrian (1903-1959) a fait ses preuves à Broadway avant de diriger en 1928 le département Costumes de la société de production américaine Metro-Goldwyn-Mayer (MGM). La photogénie de ses créations contribue à imposer le glamour hollywoodien. Pour Greta Garbo, il invente un chic noble. Pour Jean Harlow, il crée une élégance plus suggestive. Pour Joan Crawford, il impose une silhouette épaulée tout en contraste. En 1942, il quitte la MGM pour inaugurer son propre atelier à Beverly Hills.
Robert Piguet (1898-1953) fut l’assistant de Paul Poiret, succédant ainsi à Alfred Lenief, puis modéliste chez Redfern, avant d’ouvrir sa maison de couture en 1933, rue du Cirque, puis au Rond Point des Champs Elysées en 1938, ou est présent Gucci actuellement. Il eut pour assistants Christian Dior, Antonio del Castillo, Hubert de Givenchy et Marc Bohan qui nous a quitté récemment.
Sensible à l’élégance de ses clientes, le couturier enseigne une mode romantique, retenue et classique. Une maison de couture qui a su transmettre, car 2 des créateurs cités ont créé leurs marques et Marc Bohan a fait 29 ans à la tête de Dior. Christian Dior à reconnu dans ses mémoires qu’il avait appris à simplifier auprès de « Bob », surnom de Robert Piguet. Assez logique sans doute, qu’un fils de banquier, Suisse protestant, ne soit pas trop porté sur la franfreluche.
La Maison de Couture a vu en 2023, une partie de ses archives (rassemblées grâce à la collaboration du Musée Suisse de la Mode à Yverdon en Suisse et du Palais Galliera) être proposée à l’école de Mode LISAA Paris, qui a organisé un workshop avec un groupe d’étudiants ( 30 personnes) pour imaginer la renaissance d’une marque disparue. J’y reviendrais.
Originaire de Madrid, Rafael López Cebrián (1900-1984) est fils de tailleur. Il s’installe à Paris en 1924 avenue George-V. Il y présente, dans les années 1930 et 1940, des tailleurs, manteaux et robes du soir dont le panache réside dans les ornements contrastés et les effets de coupe virtuoses.
Connue pour ses créations sous le nom d’Alix en 1934, Germaine Émilie Krebs, dite Grès (1903-1993), fonda en 1942 la maison Grès, anagramme du prénom de son mari Serge. Des années 1930 aux débuts des années 1980, Madame Grès édifia une oeuvre intemporelle, faite de robes drapées à l’antique, de plissés savants et de volumes découpés et aériens. Comme Grès, Alaïa se voulait sculpteur et ils le furent tous deux en exerçant leurs ciseaux dans les tissus avec virtuosité et technique.
Ses créations furent une source d’enseignement et d’admiration pour Alaïa qui possédait plus de sept cents modèles Grès. Plusieurs centaines de photographies qui documentent la vie de la maison Grès, notamment signées des ateliers Robert Doisneau, Roger Schall, Eugène Rubin, complètent ce fonds déjà important.
Cette femme, qui termina sa vie dans des conditions difficiles, a également inspiré d’autres créateurs, comme Mossi, qui a créé une école de mode en banlieue parisienne, nommée Atelier Alix, inspiré par le premier nom de cette maison de couture. Une autre exposition Alaïa/Madame Grès est par ailleurs installée à la Fondation Azzedine Alaïa.
L’influence de Jacques Fath (1912-1954) sur l’histoire de la haute couture après-guerre est déterminante. Depuis la création de sa maison de mode en 1936, ses idées devancent souvent de plusieurs saisons celles de ses contemporains. Dior et Fath occupent l’espace médiatique après 1947. On les oppose souvent, mais leur style partage une communauté d’esprit. Fath est connu pour ses tailleurs glamour et ses robes du soir fourreau au drapé asymétrique. Bettina, née Simone Micheline Bodin, muse et mannequin pour le jeune Fath, devint l’amie proche d’Azzedine Alaïa. Elle a sans doute compté dans l’effort et le souvenir par lesquels Alaïa a réuni probablement la plus importante collection de modèles griffés Jacques Fath.
Marie-Louise Jeanne Carmen de Tommaso, dite Carven (1909-2015), lassée de ne pas trouver des vêtements à sa taille (elle mesure 1,55 m), eut l’idée de concevoir sa propre garde-robe et, en conséquence, celle des femmes de son époque. En 1945, elle inaugura sa maison, inventant des robes fraîches et pimpantes. Elle généralisa l’usage du coton, prouvant que la couture parisienne n’était pas assujettie au seul emploi des matériaux riches. De sa formation d’architecte et décoratrice, elle appliqua la recherche des proportions. Par un jeu de rubans appliqués, de rayures opportunes et obliques, elle affina les tailles de ses modèles, allongea la silhouette, dégagea les ports de tête.
Installé à Paris depuis 1937, Cristóbal Balenciaga (1895-1972) a régné sur plusieurs décennies de mode. En 1968, ne se reconnaissant plus dans l’industrie nouvelle du prêt-à-porter, il ferma sa maison. Mademoiselle Renée, qui la dirigeait, invita Alaïa à venir choisir les tissus qui pourraient satisfaire sa curiosité. Au contact des modèles sur le point de se dissoudre, Alaïa réalisa sans doute pour la première fois combien la préservation des patrimoines de mode était essentielle. La collection d’Azzedine Alaïa compte plusieurs centaines de pièces majeures du couturier espagnol, des années 1930 à 1968.
En moins de dix années, entre la date de création de sa maison en 1947 et son décès soudain en 1957, Christian Dior (1905-1957) bouleverse l’histoire de la mode. Il débuta sa carrière comme modéliste chez Robert Piguet. Ses collections, depuis la révolution New Look qu’il introduit, impriment à la silhouette de la femme des formes nouvelles, pictogramme des années 1950 : tailles étranglées, jupes épanouies, hanches développées et épaules marquées. À son arrivée à Paris en 1956, Azzedine Alaïa travailla quelques jours dans les ateliers de la maison ; il entretiendra toute sa vie une admiration pour Dior. En témoignent les plus de cinq cents modèles qu’il a rassemblés pour sa collection, qu’ils émanent de Monsieur Dior lui-même ou de ses successeurs comme Yves Saint Laurent, Marc Bohan ou John Galliano.
Entre 1940 et 1958, Claire McCardell (1905-1958), créatrice américaine, édifia un style inédit, reconnu aujourd’hui comme le fondement du stylisme moderne. Allégement des structures et des entoilages, systèmes de fermeture simplifiés, suppression des doublures sont autant de partis pris fonctionnels et esthétiques nouveaux. L’introduction à la ville de textiles et de motifs simples comme le coton, le denim ou le vichy confirme ses voeux d’une mode confortable et démocratique. Azzedine Alaïa
accueillit en nombre ses créations, fasciné par ses robes portefeuille d’une exemplaire simplicité ou par ses modèles intemporels. Les plus singulières et rares d’entre elles, taillées dans des imprimés dessinés par Joan Miró ou Fernand Léger comptent aujourd’hui à l’inventaire de ses collections.
Azzedine Alaïa a porté son attention sur les périodes anciennes de la mode comme sur les périodes récentes qui lui étaient contemporaines. Ainsi a-t-il tenu à évoquer les couturiers Hubert de Givenchy (1927-2018) et Yves Saint Laurent (1936-2008), en qui il voyait les héritiers de la tradition haute couture. Givenchy avait inauguré sa maison en 1952, après avoir été formé chez Lelong , Schiaparelli, Jacques Fath et Robert Piguet notamment. Il entretenait un style classique sous l’influence de son maître Cristóbal Balenciaga.
Depuis les années 1980, Azzedine Alaïa enrichit ses collections en acquérant les oeuvres des créateurs qui lui étaient contemporains. Thierry Mugler (1945-2022), pour qui il avait réalisé une série de smokings applaudie en 1979 et qui l’avait encouragé à ses débuts, est particulièrement illustré dans la collection. Jean-Paul Gaultier (1952-….) l’est autant par des modèles iconoclastes et rares, de prêt-à-porter ou de haute couture. John Galliano (1960-….) et Vivienne Westwood (1941-
2022), dont il avait accueilli les défilés chez lui, rue de la Verrerie, sont également richement représentés.
Ce fonds contemporain se distingue aussi par les modèles de Nicolas Ghesquière (1971-….), avec qui il partageait une réciprocité de création et une amitié sincère. Mais c’est davantage l’ensemble des créateurs japonais qui constitue une
solide charpente à la représentativité des courants les plus récents et les plus avant-gardistes. Il n’était pas rare de voir Azzedine Alaïa au premier rang de leurs défilés. Issey Miyake (1938-2022), Yohji Yamamoto (1943-….), Rei Kawakubo (1942-….) chez Comme des Garçons, Junya Watanabe (1961-….) avaient les faveurs et la curiosité du couturier. Il fut aussi leur plus grand collectionneur..
Un voyage extraordinaire
Sensibilisé à la fragilité de la mémoire que la fermeture de Balenciaga suggérait en lui, Azzedine Alaïa (1935-2017) a ressenti ce besoin de collectionner auquel on peut lui apporter un remerciement infini. Il est devenu le gardien bienveillant des formes et des souvenirs de chacun. Depuis ses premiers achats, il accumula sans compter les trésors de mode mais aussi tous les documents qui pouvaient raconter la vie des ateliers et commenter l’oeuvre de création.
En préservant ce patrimoine immense pour la France et pour la mode, Azzedine Alaïa ne figure plus seulement au titre de couturier qui, de Tunis à Paris, vint révolutionner la mode : il s’est incarné, seul, comme l’historien secret, garant désormais de la mémoire de tous. Cette sélection de près de cent quarante pièces les plus significatives de son goût pour l’intemporalité est ici pour la première fois présentée, avec une liste de créateurs et créatrices vraiment impressionnante. Hors ceux déjà nommés plus haut que l’on découvre (Adrian, Raphaël), on y découvre des noms inconnus ou peu connus, comme les soeurs Boué, et bien sûr les grands classiques, Paul Poiret, Lelong, Chanel, Patou, Schiaparelli…..
Vous pouvez lire un autre résumé de cette belle expo chez Bilan, magazine Suisse.
Ce voyage vous pouvez lui ajouter une étape. Avec 20 000 pièces de collection en stock, pas de souci pour organiser une autre exposition en parallèle, comme évoqué rapidement plus haut. Celle dédiée à Madame Grès à la Fondation Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, Paris 04, jusqu’au 11 février 2024, vaut également le détour, par la maitrise du batî dans le vêtement, ce qui venant de 2 personnes qui avait envie d’être architecte, n’est pas étonnant.
Azzedine Alaïa, une vision du style et de l’histoire
Azzedine Alaïa compte parmi les plus grands couturiers du xxe siècle. Il s’est illustré par sa maîtrise des techniques de coupe et d’assemblage. Au gré des collections qu’il réalisa de 1979 à 2017, il inventa une silhouette nouvelle, d’architecture fondamentale. Ses créations, en apparence sobres, brillent d’inventions techniques et de grâce intemporelle.
Depuis 1968, Alaïa se révéle à nos yeux, par cette exposition, aussi un collectionneur précoce des archives du passé et de la mode, qu’elles soient de haute couture, de prêt-à-porter ou d’usage. On aime aussi chez lui, son indépendance, cette capacité à ne pas suivre les diktas de la mode et à s’affranchir des calendriers successifs amenant à une multiplication des collections et des modèles, un schéma qui n’est plus adapté aujourd’hui.
La scénographie de l’exposition
Les silhouettes sont organisées par créateur tout en gardant des ouvertures et des liens visuels entre eux et en aménageant des moments forts et esthétiques, comme dans le salon d’honneur ou en rentrant dans la grande galerie. Pour le choix des couleurs, une référence est faite à la grande rétrospective Azzedine Alaïa, exposition de réouverture du Palais Galliera de 2013. La combinaison des murs lie-de-vin, des moulures noires et de panneaux de sections noirs permet une belle mise en valeur des différentes silhouettes de l’exposition, et crée un contraste avec les nombreuses tenues noires présentes dans les collections d’Alaïa. Cette harmonie de couleurs est à la fois élégante et chaleureuse et permet de rester dans une atmosphère intimiste que suggère l’idée de collection. C’est vrai que l’ensemble peut paraitre sombre à certains moments ( il y a 55 modèles noirs sur les 140 exposés: 39%) , mais l’aspect intime de la scénographie rapproche de chaque modèle.
Une suite au Musée d’art Moderne, salle Matisse
Dans la continuité de ce parcours, vous pouvez vous rendre au Musée des Arts Moderne qui se trouve situé en face du Palais Galliera, où sont présentés 3 costumes de scène dessinés par Henri Matisse pour les Ballets russes en 1919 qui illustrent le dialogue entre mode et art si cher au couturier.
Peut être y croiserez vous Diane Pernet qui montre que l’on peut être une icone de mode intemporelle ;).